« Le projet de loi Pacte ouvre l’entrée de l’entreprise dans le droit » – Juillet 2018

Professeur à Mines ParisTech, co-auteur du récent « Refonder l’entreprise » (1), Armand Hatchuel a également fait partie des équipes sollicitées dans le cadre de l’élaboration du projet de loi Pacte, dévoilé lundi 18 juin 2018. Pour ce chercheur de la chaire « théorie de l’entreprise, modèles de gouvernance et création collective », la notion d’entreprise, « point aveugle du savoir », prend forme grâce à la définition de ses responsabilités sociale et environnementale dans le code civil. Existant enfin en droit par le biais de son objet social ainsi redéfini, elle n’est, dès lors, plus uniquement tournée vers l’intérêt des actionnaires. Il livre à AEF info sa lecture d’un projet de loi qui doit transformer ce que, lui, considère comme « le premier moteur civilisationnel ». Publié sur : AEF

AEF info : Quel phénomène historique permet d’expliquer qu’on se saisisse, aujourd’hui, de la question de l’objet social de l’entreprise ?

Armand Hatchuel : À la fin des années quatre-vingt-dix, nous détectons une transformation du monde de l’entreprise. Cette dernière se détourne de ce qu’on peut appeler « l’entreprise moderne », c’est-à-dire une structure qui comprend une autorité légitime et organisatrice, garantissant une relative équité dans le travail, et se situant entre efficacité et responsabilité sociale. L’actionnaire, lui, plutôt en position de faiblesse pour engager son épargne, est encore quelqu’un à qui on ne promet pas grand-chose. À cette période intervient alors une modification de l’actionnariat. On ne va pas tout de suite comprendre ce qui se passe. C’est-à-dire que la modification du pouvoir actionnarial, due à la financiarisation mondiale et à l’apparition de fonds souverains puissants, s’accompagne d’une mutation de la conception des entreprises. On va voir apparaître les théories de la « corporate governance ». Les codes véhiculés par cette nouvelle théorie vont devenir progressivement des doctrines d’organisation du marché, des règles de fonctionnement. Progressivement, l’entreprise disparaît, par rapport à la société, entendue comme système financier. D’ailleurs, en anglais, « corporate governance » fait référence à la société, et non à l’entreprise, comme cela est traduit en français par « gouvernance d’entreprise ».

AEF info : Et comment va se traduire ce passage à la « corporate governance » ?

Armand Hatchuel : Ce qui caractérise cette période-là, c’est la déconnexion entre profits et investissements. Ce qui est contraire à la tradition construite par l’industrialisme du XIXe siècle, puis par l’entreprise moderne, selon laquelle lorsqu’il y a du profit, il y a de l’investissement. Les profits sont désormais corrélés à autre chose, c’est-à-dire au rendement des titres des actionnaires. Ces derniers exigent des rendements rapides, élevés et certains. Si ces rendements ne le sont pas, on fait un profit warning, l’action baisse, et fait l’objet de raids. Le salaire des dirigeants va alors exploser, avec une part variable de rémunération liée aux rendements des actionnaires, et devenir 300 fois supérieur au salaire moyen. En fait, la « corporate governance » va venir modifier les fondamentaux de ce qu’a été le rapport entre l’entreprise et l’Occident. Aujourd’hui, il n’y a plus de rapport entre l’État et les multinationales. Alors même que c’était là le fondement de l’entreprise moderne, comme l’illustre cette citation : « What is good for General Motors is good for America ». Aujourd’hui, cette équivalence a disparu.

AEF info : Ce bouleversement a-t-il été compris, entendu ?

Armand Hatchuel : Non, car l’entreprise est un point aveugle du savoir. En 2009, un dispositif de recherche a été mis en place suite à un appel d’offres du collège des Bernardins, sur la propriété et la responsabilité des entreprises. Et la force du programme, coordonné avec Baudoin Roger et Olivier Favereau (consulter son interview à AEF info), a été de ne pas questionner la RSE, mais de réfléchir à ce qu’est l’entreprise. Il faut constater que nous n’avons pas donné à l’entreprise une place suffisante dans l’histoire du monde occidental. Car l’entreprise est la plus grosse transformation de l’histoire. Les sciences sociales cherchent à la décrire, mais de manière inadéquate, en utilisant des catégories préexistantes. Comme par exemple en parlant du rapport entre capital et travail. Or, cette définition évacue totalement la notion de responsabilité, sauf à parler de celle que le capital a par rapport au travail. L’entreprise Audi, par exemple, dont le PDG a été mis en prison dans le cadre du « Dieselgate », est une entreprise allemande, gérée en co-détermination ! On voit bien là que la responsabilité ne procède pas du rapport entre capital et travail. On pensait que l’État régulait, mais il n’a pas régulé, parce qu’il n’a pas vu la transformation de la conception de l’entreprise. Il pensait que l’entreprise était dans son aire, ou était le prolongement de son action. Apple a changé notre vie privée, les enfants… Il suffit de voir l’impact de la publicité, qui a fabriqué l’homme occidental d’un point de vue culturel. On n’a pas compris que le vrai régulateur, le vrai moteur civilisationnel, c’est l’entreprise.

AEF info : Qu’est-ce que vient changer le projet de loi Pacte dans ce contexte ?

Armand Hatchuel : Une société, au sens du droit, se définit comme suit : des gens qui se mettent ensemble et s’associent pour conduire une affaire. C’est la seule chose que le droit regarde. La société se borne aux actionnaires tandis que l’organe dirigeant est un commis, nommé par eux. S’il y a des bénéfices et des pertes, les actionnaires se les partagent. En revanche, la responsabilité ne concerne que le dirigeant et la société en tant qu’entité légale. On fait apparaître l’entreprise en déclarant que la société a de nouvelles responsabilités : c’est un des nouveaux objectifs de l’article 1833 que le projet de loi modifie. On dit au chef d’entreprise qu’il doit agir en tenant compte des enjeux sociaux et environnementaux, alors qu’il doit œuvrer, aujourd’hui, en faveur du seul intérêt des associés. Avec la prise en compte de ces enjeux, on change de doctrine. On lutte contre le point aveugle. Le projet de loi Pacte ouvre l’entrée de l’entreprise dans le droit.

AEF info : La prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux crée la notion d’entreprise. Mais y aura-t-il selon vous des effets concrets ?

Armand Hatchuel : On ne peut pas prévoir en avance le cours de la justice. L’article 1833 modifié a une fonction d’instauration, une capacité d’action nouvelle pour tout le monde. Le droit libère, donne capacité d’agir. Ensuite, la capacité de prédiction est faible, ou risque d’être biaisée idéologiquement. Quand le patronat dit : le juge va gérer à ma place, il ne fait pas une analyse des conséquences juridiques globales, car on peut aussi remarquer que la loi renforce les prérogatives des actionnaires et des dirigeants qui veulent précisément que les enjeux sociaux et environnementaux soient pris en compte… Le changement de droit s’installe dans la durée civilisationnelle. Ce que tout le monde doit souhaiter, c’est que l’histoire aille dans le sens, progressivement, d’une consolidation de cette philosophie de l’entreprise dans le droit.

AEF info : La création d’une « raison d’être » de l’entreprise procède-t-elle de la même logique ?

Armand Hatchuel : Certaines entreprises n’ont pas envie d’attendre et veulent se donner des missions scientifiques, sociales et environnementales ambitieuses. L’article 1833 ne parle que du dirigeant et des responsabilités qu’il doit considérer, pas des missions qu’il doit ou veut accomplir. Avec la raison d’être, l’actionnaire s’engage dans la définition et la réalisation de ces missions, dès lors que celle-ci est inscrite dans les statuts. Elle devient un facteur de régulation de la nature du collectif formée par l’entreprise, bien au-delà de la société. Elle formule un ensemble de promesses vis-à-vis des parties qu’elle prend en compte. Elle n’est pas tenue de les tenir en totalité mais elle est tenue de rendre des comptes sur ces promesses. La seule existence d’une raison d’être a déjà des effets. Car aujourd’hui, le contrat de travail ne suffit plus à exprimer la signification attendue du travail. Désormais, le futur employé pourra regarder la raison d’être de l’entreprise avant d’accepter un travail, ce qui va lui permettre d’arrêter de raisonner comme un esclave du marché. Surtout, le vrai impact de cette loi est éducatif. Ce changement de doctrine doit être maintenant enseigné, notamment pour que les jeunes arrêtent de regarder l’entreprise avec les yeux d’il y a 100 ans. Il faut changer les lunettes de la société, et elle se transformera, plus profondément que sous la contrainte.

(1) Blanche Ségrestin, Armand Hatchuel, « Refonder l’entreprise », La république des idées. Seuil 2012.

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